Née en 1947
à Prague,
Tchécoslovaquie

Arrivée en Suisse
en 1968

Extraits du livre

Le procès de la grand-mère

«Ma grand-mère et son mari étaient respectés et adorés dans leur village. Dans les années 1950, on a commencé à persécuter tous les propriétaires, les “ennemis du peuple”. Ma grand-mère a été jugée parce que sa famille possédait un peu de terres… Mon père l’a accompagnée au procès. Il est rentré effondré. Le plus sinistre voyou du village était devenu juge du peuple. Il se permettait d’insulter ma grand-mère. Papa a ressenti cette douleur, cette souffrance d’être impuissant. Là, j’ai pensé: “Dès que je peux, je quitte ce pays!”»

Le procès Slánský

«Une amie, avec qui j’ai étudié à Prague, a été directement touchée. Son père était l’un des accusés du procès. Il n’a pas été pendu, mais il a passé de nombreuses années en prison et finalement il a dû émigrer. Si vous avez vu L’Aveu, d’Artur London, mis en scène au cinéma par Costa-Gavras, vous vous souvenez peut-être d’une scène où apparaissent deux petites filles: c’est elle avec sa sœur! Elle m’a raconté qu’en première année, une camarade d’école lui a déclaré: “Tu sais, mes parents m’ont expliqué, on ne peut pas être amies parce que ton papa est un ennemi de classe.” Elle a répondu: “Mais mon papa n’est pas dans notre classe! Et dans tous les questionnaires, elle notait: “Maman: docteur en chimie; papa : prisonnier”. L’anecdote est drôle, mais l’ambiance générale l’était beaucoup moins. A l’âge que j’avais, je ne comprenais rien à la signification politique du procès Slánský, mais je sentais à l’attitude de mes parents que quelque chose n’allait pas. Tout était retransmis à la radio. Mes parents écoutaient, figés, ils savaient que les accusés avaient été torturés et drogués, on leur avait dicté un “témoignage” qu’ils débitaient d’un ton monocorde. Nous, les enfants, on jouait, mais on avait l’oreille tendue. Quelque chose de terrible planait au-dessus de nos têtes. Même mon papa, ce héros merveilleux et plein de joie, je le voyais triste, accablé. Ce n’était pas possible, qu’est-ce qu’on était en train de vivre?

Pas une seconde de plus

«Beaucoup de gens étaient punis pour avoir tenu des propos non conformes, ou simplement parce que leurs familles avaient un passé “bourgeois”. La punition consistait souvent à leur imposer un métier sans rapport avec leur niveau de formation. Quand on prenait le tram, mon père saluait toujours le conducteur d’un joyeux “Salut Docteur!” Après la maturité, j’avais pris un job d’étudiante comme poinçonneuse de tickets. On se réunissait le matin dans une remise avant de prendre notre travail: une session de l’Académie des sciences, tant il y avait d’universitaires et d’ingénieurs! L’humour et la dérision nous sauvaient. Un jour je suis tombée sur un de ces immenses panneaux de propagande où était inscrit: “Avec l’Union soviétique pour l’éternité.” Quelqu’un avait rajouté: “Mais pas une seconde de plus.”»

Le Printemps de Prague

«Tous les jeudis, les libraires recevaient les nouveautés et il y avait des files interminables devant leur magasin, l’ambiance était électrique tant nous nous réjouissions de découvrir des écrivains jusque-là interdits, des philosophes, des sociologues, des historiens… Nos professeurs s’engageaient courageusement devant des auditoires bondés. Nous étions affamés d’apprendre. Les universités étaient des lieux exceptionnels de liberté car en principe la police n’avait pas le droit d’intervenir dans leurs murs. Lorsque nous avons passé notre examen de marxisme-léninisme, nous avons organisé une fête par affiches où était écrit: “Apportez des saucisses et les œuvres de Karl Marx”. Le sous-entendu, c’était: on va faire griller les premières en mettant le feu aux secondes… Même atmosphère lorsque nous allions écouter des artistes qui se produisaient dans les innombrables pièces de théâtre et comédies musicales se jouant à Prague. Saturés d’œuvres chorales patriotico-marxistes, nous adorions les nouveaux chansonniers qui savaient faire passer un message de liberté dans leurs couplets subtils, apparemment inattaquables idéologiquement, où tout était exprimé par allusions. Nous étions devenus très habiles à lire le sous-texte qui échappait à la censure. Ça aiguisait l’esprit, et on jubilait quand on sentait que toute la salle avait compris!»

La fin du Printemps

«Le 21 août 1968, en vacances à Naples, stupéfaction. Les grands titres des journaux annoncent: Praga sta morendo! (Prague se meurt!). Photos du Musée national criblé de balles et des chars au centre de Prague. L’impensable a eu lieu: les armées du pacte de Varsovie ont envahi le pays. Nous sommes à l’auberge de jeunesse. Plusieurs de nos jeunes compatriotes discutent fiévreusement. Un garçon résume la tristesse et la colère qui montent: “Moi, rentrer? D’accord, mais alors sur un char américain!”

Un accueil sans réserve en Suisse

«Nous avons fait une liste des destinations qui paraissaient possibles et qui, spontanément, nous séduisaient. La Californie, l’Australie, l’Autriche, l’Allemagne. Et nous avons instinctivement placé la Suisse en haut de la liste. On essayerait d’abord Zurich, et peut-être la Suisse romande ou le Tessin si nous n’arrivions pas à nous acclimater. Nous nous sommes rendues à l’Ambassade de Suisse et nous avons expliqué notre cas. Ils ont tout de suite accepté de nous aider et nous ont assuré que la Confédération nous accorderait une bourse d’études.»

L’identité, c’est quoi ?

«L’identité ne devrait jamais être quelque chose de réducteur. Je suis née en 1947: la petite fille qui voyait le jour appartenait à cette Mitteleuropa qui réunissait les cultures slaves, germaniques, juives. Et même latines: mes amis italiens racontent que lorsqu’ils viennent à Prague, ils passent d’abord par l’étranger (l’Autriche) avant de se retrouver chez euxà cause de l’architecture, de tous ces magnifiques bâtiments construits par leurs compatriotes ou par les Tessinois! A peine une année après, en 1948, les communistes ont pris le pouvoir et ils ont fait de cette petite fille une “ressortissante du bloc de l’Est”. Une assignation à résidence. L’héritage, la culture, c’est ce qui m’a permis d’y échapper. Après 1968, le lien que je gardais avec mon pays d’origine a été empreint de nostalgie et de tristesse, parce que je pouvais penser que ce pays adoré, je l’avais perdu pour toujours. Jusqu’à la libération de 1989. Aujourd’hui, tout est différent: je me sens heureuse de vivre avec mes deux cultures, de voyager librement de l’une à l’autre, de les aimer chacune pour ce qu’elles ont de meilleur.»

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